Nadalet 2022

Provence et Catalogne

Habitué – sauf de rares exceptions – à ne jouer pour nos Nadalets que des Noëls occitans, provençaux le plus souvent, comme nous avons choisi cette année des Noëls catalans, nous sommes bien en peine pour les situer exactement. Car pour tous les Occitans, et plus spécialement les Provençaux, les Catalans ne sont pas vraiment de complets étrangers. À cause notamment d’une histoire parfois proche, voire commune.
Au début du Moyen Âge, la maison régnant sur la Provence s’était scindée en deux branches, celle d’Arles et celle d’Avignon. Au début du XIIsiècle, l’héritière de la branche arlésienne, Dolça, épouse un comte de Barcelone (par la suite l’aîné de la famille devenait habituellement comte de Barcelone, le second comte de Provence). Mais la branche avignonnaise l’avait devancée : dès la fin du XIe siècle, Azalaïs (qui prit bientôt le titre de comtesse de Forcalquier), épousant un comte d’Urgell. S’ensuivit un siècle d’une histoire commune faite d’accords et de rivalités, voire de guerres, notamment avec les comtes de Toulouse qui avaient des visées sur les mêmes espaces. Mais qui est aussi un très grand siècle de civilisation : celui de l’art roman et des troubadours. Un mariage mit fin aux oppositions lorsque l’héritière du comté de Forcalquier épousa l’héritier du comté de Provence. Leur fils, Raimond Bérenger V, d’origine donc doublement catalane, devenait titulaire des deux comtés à la fois. Nous étions alors totalement Catalans, et même le comte de Toulouse finit, en 1204, par reconnaître l’autorité de Barcelone.
Mais voilà : cinq ans plus tard la Croisade albigeoise (essentiellement) eut pour conséquence, au bout de quelques décennies, de renvoyer les Catalans de l’autre côté des Pyrénées, et les Occitans de plus en plus vers des terres nordiques, qui finirent par les absorber.
Cette histoire médiévale, largement oubliée, connut un brusque réveil au XIXe
 siècle, où deux mouvements renaissantistes, démarrés tous deux en 1859 (parution de Mirèio en Provence, rétablissement des Jocs florals en Catalogne) eurent tôt fait de se rencontrer, et de retrouver, en le magnifiant en tout romantisme, ce siècle d’or de jadis. Comme l’écrivit Mistral en 1861 dans sa célèbre ode « Aux poètes catalans » :


Cent an li Catalan, cent an li Prouvençau,
Se partejèron l'aigo e lou pan e la sau :
E (que Paris noun s'escalustre !)
Jamai la Catalougno en glori mountè mai,
E tu, Prouvènço, plus jamai
 As agu siècle tant ilustre !

Cent ans les Catalans, cent ans les Provençaux — se partagèrent l'eau, et le pain, et le sel : — et (que Paris ne s'en offusque point !) — jamais la Catalogne ne monta plus haut en gloire, — et toi, Provence, plus jamais — tu n'as eu siècle aussi illustre !


C’est naturellement vers la Provence des félibres que l’un des meneurs de la Renaissance catalane, Victor Balaguer, poète mais aussi homme politique, se tourne quand il doit s’exiler de 1865 à 1867. En reconnaissance, les Catalans offrent ensuite aux félibres une coupe d’argent, soutenue par deux figures féminines enlacées représentant la Catalogne et la Provence. Un cadeau que Mistral sanctifie aussitôt dans un poème, sur l’air d’un Noël attribué à Saboly, qui devient l’hymne de la renaissance félibréenne : la Coupo santo, dans lequel il n’hésite pas à parler de nosto nacioun.
Mais l’idée des deux nations sœurs va rester pour lui et les félibres un motif littéraire, qui s’éloigne bientôt du mouvement catalan jugé trop politique.
Les relations ne cessèrent jamais pour autant, avec des mouvements migratoires d’abord du nord vers le sud, puis l’inverse, ainsi qu’une culture populaire de contes et de chansons souvent
étonnamment proches. Pendant tout le XX siècle, ces relations prirent dans les milieux culturels et politiques des formes aussi contrastées que passionnantes, qu’on ne saurait résumer ici. Persistaient en tout cas des armoiries communes, et même celles de Forcalquier, modifiant leur champ, conservent les quatre barres rouges, traces légendaires de l’empreinte ensanglantée de quatre doigts, sur le bouclier doré d’un comte de Barcelone blessé au IXe siècle.
Aujourd’hui la Catalogne, bénéficiant d’une large autonomie, fait dès lors un sort à l’occitan puisque en dépend la Val d’Aran, contrée occitanophone puisqu’on y parle une forme du gascon. Le gouvernement catalan donne donc à l’occitan un statut de langue nationale : la loi 35/2010, adoptée par la Generalitat de Catalunya, et intitulée « de l’occitan, aranais en Aran » détaille, domaine par domaine, la place et la forme que l’occitan peut tenir sur le territoire de la Generalitat. La lecture de ses très nombreux articles laisse rêveur de ce côté-ci des Pyrénées…

Les armoiries provençales vues par un graveur catalan, Louis Jou,
pour le Groumandugi de Maurice Brun (Marseille, 1949).

La Catalogne et Forcalquier

Et nous dans tout ça ? Nous avons vu que nos comtes et comtesses avaient du sang catalan dans les veines. Et c’est à la Renaissance provençale du XIXe siècle qu’il faut rattacher la construction de Notre-Dame de Provence, conçue d’emblée comme notre « sanctuaire national » (ce sont les mots qui furent employés à l’époque).
Les festivités de son inauguration en 1875, où trônait Mistral et où Aubanel prononça (en provençal) un important discours réfutant l’accusation de séparatisme, furent l’occasion, entre autres, de plusieurs concours littéraires, dont un consacré aux cantiques en langue d’oc. Le premier prix (il y en eut dix-huit) fut attribué à un cantique connaissant aussitôt un succès considérable chez tous les catholiques occitans – et pas seulement provençaux – qui le chantent encore de nos jours, notamment quand ils vont en pèlerinage à Lourdes où, comme on sait, la Sainte Vierge ne parla qu’occitan à la petite Bernadette. Ce dont témoignait encore, naguère, l’inscription gasconne auréolant sa tête : « Que soy era immaculada councepciou », dans la « grotte de Lourdes » de notre Citadelle aménagée, voilà un siècle, par Gabriel Blanc, premier Missionnaire de Notre-Dame de Provence, qui prit l’initiative d’y faire bâtir un carillon, et fut enseveli dans sa grotte.
Bref, l’églantine d’or (en principe, mais curieusement le texte parlant simplement de flour d’or sans préciser, on peut aussi imaginer une pervenche) offerte par Mistral échut à Prouvençau e catouli, que l’orthographe occitane préfère écrire Provençaus e catolics, ce qui est tout de même plus clair. Dans mon enfance d’enfant de chœur, j’ai longtemps chanté ce « catouli » sans comprendre de quoi il s’agissait… Nombre de Forcalquiérens en travestissaient d’ailleurs plaisamment le refrain, remplaçant « nosto fe, nosto fe n’a pas fali » (notre foi, notre foi n’a pas failli) par « nosto fe, nosta fedo a fa’n cabrit » (notre bre, notre brebis a fait un chevreau)… Ils n’étaient pas les seuls : j’en ai aussi entendu une version vauclusienne tout aussi narquoise, mais que je n’ai pas retenue…
Si les catholiques d’aujourd’hui le chantent encore plusieurs fois dans l’année à Forcalquier, et si certains savent peut-être que ce cantique fut choisi par un concours, peu sans doute en connaissent le deuxième prix : il alla à un cantique en catalan ! Cette œuvre reçut donc la violette d’argent, offerte par Léon de Berluc-Pérussis. Son auteur, Francesc Matheu i Fornells, n’ayant pu venir recevoir son prix (en 1875, un voyage Barcelone-Forcalquier ne devait pas être une mince affaire…), il s’en excusa par une lettre, en catalan elle aussi. Un récit détaillé de ces fêtes, avec toutes les pièces ayant concouru, fut publié dès 1876 dans Lou Libre de N.-D. de Prouvènço, un volume en oc sans traduction (les pièces et discours en français le demeurant). On trouvera ici un fac-similé de la partie catalane, accompagné par une traduction française sur notre site, ni la lettre ni le cantique n’ayant jamais été traduits. D’ailleurs, même la Bibliothèque nationale ne possède pas cet ouvrage (Gallica se contente de renvoyer à un ouvrage qui le cite…).
Le jeune poète lauréat (il a alors 24 ans) est une figure importante de la Renaixença catalana, dont il fut très tôt un militant (à 19 ans, il est un des fondateurs de la Jove Catalunya (Jeune Catalogne) où, selon sa notice sur Viquipédia, « desplegà una activitat pública extraordinària ». Écrivain important, éditeur, membre de nombreuses sociétés savantes et littéraires, il présida également l’Ateneu batcelonès (en 1910) ou l’Orfeó català (en 1914), dont il sera question plus loin, et Barcelone lui a élevé une statue.

Mais qu’il écrive en catalan à des Forcalquiérens est tout de même extraordinaire. En effet, renaissantistes catalans et félibres provençaux – à commencer par Verdaguer et Mistral – ne correspondent qu’en français, et je doute fort qu’entre eux il se soient exprimé autrement. Alors que voilà longtemps que catalanistes et occitanistes ne communiquent entre eux que dans leurs langues respectives.
Bref, comme au Moyen Âge la comtesse Azalaïs de Forcalquier devançait de plusieurs décennies Dolça la Provençale en épousant son catalan, nous étions encore une fois des précurseurs…
Buste de Francesc Matheu à Barcelone


COBLES
A LA MARE DE DÈU DE PROVENSA
que an gagna la viòuleto d'argent baiado 
per M. de Berluc-Perùssis.
Puix que tot en Vos comensa
Y en Vos tot ha d’acabà,
No ’ns dexèu de vostra ma,
Verge Santa de Provensa.

I.
Sobre runes qu’encara ara
Fan recort del temps passat,
A la seva Bona Mare
La Provensa hi ha axecat.
A Vos sola sa defensa
Vol lo poble encomanà
No ’ns dexèu de vostra mà
Verge Santa de Provensa.

II.
Aqui abans guerra traydora
Rius de sanch hi anà escampant,
Mes desd’ara sols, Senyora,
Rius d'amor hi correran.
Amor pura com la pensa
Del romèu que us ve à adorà,
No ’ns dexeu de vostra mà,
Verge Santa de Provensa.
COUPLETS
À LA MÈRE DE DIEU DE PROVENCE
qui ont gagné la violette d’argent offerte 
par M. de Berluc-Pérussis.
Puisque tout en vous commence
Et qu’en vous tout finira,
Ne nous abandonnez pas,
Sainte Vierge de Provence.

I.
Sur des ruines qui aujourd’hui encore
Nous rappellent le temps passé,
C’est pour sa Bonne Mère
Que la Provence y a bâti.
C’est à vous, sa seule défense,
Que le peuple veut se confier.
Ne nous abandonnez pas,
Sainte Vierge de Provence.


II.
Ici autrefois une guerre traîtresse
répandit ici des rivières de sang,
Mais désormais, notre Dame,
Des fleuves d'amour y couleront.
Amour pur comme la pensée
Du pèlerin qui vint vous adorer,
Ne nous abandonnez pas,
Sainte Vierge de Provence.
III.
Aqui dalt d’exa montanya
Nostres prechs recullirèu,
Desde ’ls plans que la mar banya
Fins als monts coberts de nèu.
L'amor serà tan inmensa
Qu’ab lo cel nos unirà.
No ’ns dexèu de vostra mà,
Verge Santa de Provensa.

IV.
De Dèu foreu la escullida
Per donà al mon salvament
Y posà dins Vos la vida
Qu’escampèu eternamen.
Sobre ’l mon lensèu semensa
De la gloria ab lo mirà.
No ’ns dexèu de vostra mà,
Verge Santa de Provensa.

V.
Font de ditxes y belleses
,Benehiu de bon voler
Ab les mans tostemps esteses
A Provensa y Forcalquer.
Desde ’l bres de la naxensa
Al llit negre del fossà ;
No ’ns dexèu de vostra mà
Verge Santa de Provensa.

TORNADA.
Puix que tot en 
Vos comensa
Y en Vos tot ha d'acabà;
No'ns dexeu de vostra mà,
Verge Santa de Provensa !
(*)
III.
Ici du haut de cette montagne
Nos prières tu recueilleras,
Depuis les plaines que la mer baigne
Jusqu’aux monts enneigés.
L'amour sera si immense
Qu’avec le ciel il nous unira.
Ne nous abandonnez pas,
Sainte Vierge de Provence.


IV.
Vous fûtes l'élue de Dieu
Pour donner le salut au monde
Et il mit la vie en Vous
Que vous répandez pour toujours.
Vous ensemencez le monde
De la gloire de votre regard.
Ne nous abandonnez pas,
Sainte Vierge de Provence.


V.
Source de joies et de beautés,
Bénissez bien volontiers
Des mains toujours étendues
La Provence et Forcalquier.
Depuis le berceau de la naissance
Jusqu’au lit noir de la fosse ;
Ne nous abandonnez pas,
Sainte Vierge de Provence.


ENVOI
Puisque tout en vous commence
Et qu’en vous tout finira,
Ne nous abandonnez pas,
Sainte Vierge de Provence.
(*)
FRANCESCH MATHEU Y FORNELLS. Barcelone (Calalogne.)
(*) L'autour noun aguènt pouscu se rendro ei festo de Four-cauguié pèr li estre courouna, mandé la letro seguento ei Sóci dóu Coumita :


Als Senyors del Jurat Literari y Comité d'organisaciò de les festes de Forcalquier.

SENYORS
La distinciò que m’heu fera, al adjudicar à mos pobres versos una medalla d’argent, m’ompla de satisfacciò, per ser una altra prova de la germanó de nostres pobles, y perquè m permet pendre part y barrejar mon nom em exa festa religiosa d’un pople christià.
Ab la recança de no poder ser avuy entro vosaltres, demunt la cayguda Ciatadela, à la festa que celebrau (manifestació brillant dels sentiments de la nostra raça), vos enviu aquest testimoni del agrahiment y afecte que somouhen mon cor, esbategant avuy d’alegria. Mes ab vosaltres es mon esperit ; ell somriurà’ab vostres festes populars, se gronxarà en l’encens de vostres esglevies, dins lo nou temple ’s conmourà ab vosaltres, y s’estremirà joyós acompanyant vostres himnes à la Mare de Dèu de la Provensa.
Preguèuli, Senyors, preguèu á vostra Bona Mare qu’estenga un raix de sa mirada à nostra Catalunya, com jo deman à la nostra Verge de Montserrat que fassa ploure ses benediccions sobre tots vos altres.

Vos saluda germanalment


FRANCESCH MATHEU Y FORNELLS.

Barcelona, 11 de setembre del 1875.
FRANCESCH MATHEU Y FORNELLS. Barcelone (Catalogne.)
(*) L'auteur n’ayant pu se rendre aux fêtes de Forcalquier pour y être couronné, envoya la lettre suivante aux Membres du Comité :


À Messieurs du Jury Littéraire et du Comité d'Organisation des Fêtes de Forcalquier.

MESSIEURS,

La distinction que vous m'avez accordée, en décernant à mes pauvres vers une médaille d'argent, me remplit de satisfaction, car c'est une autre preuve de la fraternité de nos peuples, et parce qu'elle me permet de prendre part et de mêler mon nom à cette fête religieuse d’un peuple chrétien.

Avec le regret de ne pouvoir être présent aujourd'hui parmi vous, au sommet de la Citadelle déchue, à la fête que vous célébrez (brillante manifestation des sentiments de notre race), je vous adresse ce témoignage de gratitude et d'affection qui animent mon cœur, battant aujourd’hui d’allégresse. Mais mon esprit est avec vous ; souriant à vos fêtes populaires, se balançant dans l'encens de vos églises, il s’émouvra avec vous dans ce nouveau temple, tremblant de joie en accompagnant vos hymnes à la Mère de Dieu de la Provence.
Priez-la, Messieurs, priez votre Bonne Mère d'étendre un rayon de son regard sur notre Catalogne, comme je demande à notre Vierge de Montserrat qu’elle fasse pleuvoir ses bénédictions sur vous tous.

Je vous salue fraternellement


FRANCESCH MATHEU Y FORNELLS.

Barcelone, le 11 septembre 1875.

Quelques remarques sur le deuxième couplet

D’abord sur cette « guerre traîtresse » (guerra traydora) qui « répandit ici des rivières de sang ». Il s’agit bien sûr de la Croisade albigeoise, dont on notera qu’elle est évoquée encore plus précisément dans Prouvençau e catouli : Autre temps de vers Toulouso quand l’aurige se levet (Autrefois vers Toulouse quand l’orage se leva).

Les sources de cette évocation peuvent être multiples (dont la fameuse note de la page 5 du Calendau de Mistral en 1867), mais on mettra au premier plan son ode Aux poètes catalans de 1861, tout aussi violente, où il rappelle notamment la mort du roi Pierre d’Aragon (les comtes de Barcelona avaient acquis ce titre d’un mariage), tué à Muret en défendant Toulouse contre l’armée franco-catholique en 1213.

Le terme de traîtrise est d’ailleurs employé dès cette époque par les troubadours, l’appliquant notamment au fait que cette « croisade » massacre en fait des populations chrétiennes, au prétexte de la présence parmi eux d’une poignée d’hérétiques.

Quant à ce romeu dont parle le même couplet, il ne s’agit pas d’un quelconque pèlerin, mais de Romeu de Vilanova (Romée de Villeneuve, Romieu de Vilanòva en occitan), important ministre de Raimond Bérenger V, dont Dante installe déjà la légende, appelée à un grand avenir, dans la Divine comédie. Nul doute que les Foralquiérens qui auront lu ce texte auront compris l’allusion.

Une drôle de plaque ...

On sait qu’à la base de notre « Viaduc des Latins », dont la première pierre fut posée en 1882, occasion de « Fêtes latines internationales » célébrant l’union des peuples de langue romane, figurent des inscriptions en latin, français, provençal, italien, languedocien, ladin, aquitain, espagnol, catalan et roumain.
Un panneau en bord de route indique leur emplacement, mais les inscriptions sont devenues pratiquement illisibles. Sauf celle en roumain, ravivée en 1989 à l’occasion de l’accueil d’une délégation de la localité roumaine d’Helmagiu, que Forcalquier venait d’adopter, comme cela se fit dans plusieurs pays européens ces années-là de la fin de Ceaucescu.
Difficile en tout cas d’en ignorer l’inscription en catalan à l’occasion du présent Nadalet. Seulement voilà…
Elle est bien difficile à lire aujourd’hui et je n’en connaissais pas de publication. Mais au Service culturel de la mairie, en fouillant dans les fichiers informatiques idoines, Marion Bordas est parvenue à m’y dénicher une notice avec le texte et la traduction de toutes les inscriptions, sans autre mention et demeurant donc anonymes. De plus, ce texte catalan s’avère parfois assez improbable. En tapant sur un moteur de recherches le premier vers tel quel : aucun résultat. En en corrigeant une faute manifeste, deux documents apparaissent : sur Wikimedia Commons, une photo de 2021 (à peine lisible, mais d’excellente qualité) de ladite plaque, avec sa transcription exacte, et une notice en roumain, résumée en anglais…

O POBLE ! ADMIRA MOS ARCHS
QUE SON COM INMENSAS ALAS
PER PORTAR A SOS FATS NOUS
L'ANTIGUA VILA COMPTALA


Suit un deuxième fichier, de mars 2022, fort bien documenté, illustré de photos anciennes et modernes, avec non seulement une vue de chaque plaque (dont la précédente) et la transcription des textes, mais aussi leur traduction… en roumain – puisqu’il s’agit du Wikipedia dans cette langue – avec le nom de chacun de leurs auteurs, et tous les liens permettant d’en savoir plus. En particulier avec leur première publication, documentée, dans le premier numéro de la Revue du Monde Latin en 1883. Soit moins d’un an après la pose de la première pierre de notre viaduc. L’article à leur sujet, enthousiaste, débute ainsi :

En mai 1882, au milieu de brillantes fêtes littéraires, auxquelles tous les idiomes latins avaient été conviés, la ville de Forcalquier posait la première pierre du viaduc de sa ligne ferrée. Le grand poète roumain, Vasile Alecsandri, et le félibre irlandais William Bonaparte Wyse, Latin de cœur et d’adoption, jetèrent la truellée de mortier sur la pierre symbolique, en prononçant quelques-unes de ces paroles qui émeuvent les foules. Des milliers de spectateurs enivrés de chants, de grand air et de soleil, se pressaient dans un cadre splendide. Un cri unanime, sorti de ces poitrines, baptisa les arceaux qui allaient s’élever en ce lieu du nom de viaduc des Latins. On décida de plus qu’ils porteraient dix inscriptions en diverses langues ou dialectes issus du parler de l’ancienne Rome.

L’auteur, anonyme, précise à la fin que cette initiative n’entraîna pas que des approbations :

La construction du viaduc des Latins a eu un épilogue. Un membre du conseil général des Basses-Alpes a protesté en pleine séance contre les inscriptions polyglottes qui déshonorent une pierre française. Il a invoqué les édits de François 1er et demandé qu’à l’avenir le français fût seul admis sur les monuments publics.

Voilà qui rappellera sûrement des choses à ceux qui ont suivi l’an passé le sabotage de la loi Mollac, qui pourtant n’apportait que de fort légères améliorations au statut des langues régionales… Bien qu’ayant été votée dans les mêmes termes par les deux assemblées, le gouvernement saisit in extremis le Conseil constitutionnel pour s’y opposer. Contre le vote du parlement donc, et notamment celui des députés de sa propre majorité ! Lequel Conseil s’empressa bien sûr de raboter ladite loi, allant même plus loin que ce qu’il lui était demandé… mais sur d’autres articles, dont l’un bien plus important que celui sur lequel il avait été saisi, qu’il dut au contraire valider...
Pour en revenir à notre site roumain, nous y apprenons que l’inscription catalane est de William Bonaparte-Wyse, noble descendant de la famille Bonaparte, devenu écrivain provençal et mécène du félibrige. J’ignore à quelle date les plaques furent posées, mais les premiers trains n’arrivèrent sur notre viaduc qu’en 1890. On sait par ailleurs que le quatrain en roumain fut composé dès l’installation de la première pierre. Bonaparte-Wyse y ayant participé, il écrivit peu après son propre texte, sûrement d’abord en français, les vers donnés comme traduits du catalan laissant supposer l’inverse :


Ô peuple ! admire mes arceaux,
qui sont comme d’immenses ailes
pour porter à ses nouvelles destinées
l’antique ville comtale.


Alors que son catalan est bien mauvais. Même en laissant de côté quelques archaïsmes graphiques, jamais notamment un Catalan n’aurait mis « fats » pour fets, ou « antigua » pour antiga.
Mais pourquoi faire écrire ce simili-catalan par un Irlandais, qui n’en connaissait visiblement pas grand-chose, quand les félibres provençaux, y compris ici, ne manquaient pas de contacts avec des poètes catalans ? Ces pièces furent composées en moins d’une année, mais surtout le provençal étant pris par Roumanille, Berluc se rabattant sur le français, il ne restait plus à notre Irlandais que le catalan, s’il voulait être du lot (un autre dialecte d’oc aurait trahi son provençal habituel). Et vu son statut et sa présence à Forcalquier, truelle en main, comment le lui refuser ?
En tout cas l’intention y était, et nous avons tout de même à Forcalquier une inscription sur un monument public se donnant pour catalane… Et puis l’Écho forcalquiéren termine presque tous ses concerts en jouant la Coupo Santo, que nous vèn di Catalan

Le comptier de cette année

À partir du moment où, pour ce Nadalet 2022, nous avons choisi des Noëls catalans, celui du comptier s’imposait de lui-même : ce ne pouvait être que El Cant dels ocells (Le Chant des oiseaux). Bien sûr il s’agit de l’un des plus célèbres, et sans doute du plus beau, mais nous y avions d’autres raisons.
L’une résulte de son lieu d’exécution. Dans ce Noël, les oiseaux de toute espèce chantent, chacun à son tour, sa joie de la naissance de Jésus, et les raisons propres qu’il en a. Or la colline de la Citadelle, que domine notre carillon, possède depuis 2017 le label « site Refuge LPO© » attribué par la Ligue de Protection des Oiseaux, comme l’y signalent plusieurs pancartes. Cela en fonction d’un partenariat dont on pourra prendre connaissance sur le site de la ville 
Panneau de la LPO en montant à la Citadelle de Forcalquier
L’autre raison réside dans le caractère spécifique possédé par ce vieux Noël populaire. Depuis les années 1930, le compositeur et chef d'orchestre catalan Pau Casals – l’un des plus grands violoncellistes de tous les temps – en avait fait un symbole de paix et de liberté. Vite mondialement célèbre, avec une carrière internationale commencée en 1899, il refusa d’emblée de jouer dans l’Allemagne nazie, et s’exila à la chute de la république espagnole. Tant que dura le régime de l’Espagne franquiste, il n’acceptait même pas de jouer dans les pays le reconnaissant, et plus généralement dans tous ceux en guerre. Désormais, sa vie durant, chacun de ses concerts s’achevait par l’exécution du Cant dels ocells, qu’il alla interpréter jusque devant l’Assemblée des Nation-Unies. Où, pacifiste convaincu, il rappela que c’est en Catalogne (à Toulouges, en Roussillon) qu’avait été instituée la première Trêve de Dieu, en 1027.
La signification particulière prise par ce chant s’est encore accentuée depuis que de nos jours, en Catalogne, un couplet de sa mélodie remplace dans les cérémonies officielles l’équivalent de notre minute de silence.
Bien entendu, depuis le printemps de cette terrible année 2022, cet hymne pacifiste n’a cessé d’être interprété, dans de nombreux pays, lors de manifestations contre la guerre en Ukraine. À commencer bien sûr à Barcelone, où il fut chanté dès le 2 mars Plaça de Catalunya par une foule énorme, puis le 9 lors d’un concert donné Plaça Sant-Jaume (entre le siège de la mairie et celui du gouvernement catalan), dans un même appel à la paix, par le mythique Orfeó Català, accompagné par les principales voix de la Fédération catalane des chorales. Il va de soi que c’est aussi dans cet esprit que nous jouerons chaque jour de notre Nadalet ce Cant dels ocells.

Vous l’entendrez donc comme toujours 37 fois, tout comme vous pourrez écouter 37 Noëls différents au total. Soit, depuis 2018 – belle coïncidence – le même nombre que compte désormais de cloches notre carillon…


Un dernier mot sur ce Noël, dont on trouvera facilement en ligne texte et traduction, ainsi que d’innombrables enregistrements. Après que chaque oiseau y ait chanté sa propre joie, vient à la fin le tour des oiseaux de nuit. Confus, les voilà maintenant contraints de fuir cette lumière naissante…
                                                                                                     Jean-Yves Royer

                                       El cant dels ocells


Ce dessin anonyme illustre en ligne la page
CANÇONS I MELODIES, Cicle Superior, Escola Pau Casals, Desembre 2016,
où elle est accompagnée du texte du premier couplet du Cants dels ocells
et d’un lien permettant d’en écouter la mélodie,
interprétée par les élèves de cette école,
située dans la ville natale de Pau Casals, où il est également inhumé :
El Vendrell (province de Tarragone).

Catalan

El cant dels ocells
Cançó de Nadal
Al veure despuntar
el major lluminar
en la nit més ditxosa,
els ocellets cantant,
a festejar-lo van
amb sa veu melindrosa.

L’àguila imperial
se’n vola cel adalt,
cantant amb melodia,
dient : Jesús és nat,
per treure’ns de pecat
i dar-nos alegria.

Repon-li lo pardal :
Avui, nit de Nadal,
és nit de gran contento !
El verdum i el lluer
diuen cantant, també :
« Oh, quina alegria sento ! »

Cantava el passerell :
Oh, que hermós i que bell
és l’infant de Maria !
I li respon el tord :
Vençuda n’és la mort,
ja naix la vida mia !

Refila el rossinyol :
És més bonic que el sol
més brillant que una estrella !
La cotxa i el bitxac
festegen al manyaci
 a sa Mare donzella.

Cantava el reietó
per glòria del Senyor,
inflant amb biçarria ;
el canari segueix :
llur música pareix
del Cel gran melodia.

Ja n’entra el cotoliu
dient: Ocells veniu
a festejar l’aurora !
I lo merlot, xiulant,
anava festejant
a la més gran Senyora.

L’estiverola diu :
No és hivern ni estiu
sinó que és primavera ;
puix que és nada una flor
que pertot dóna olor
I omple la terra entera.

Cantava el francolí :
Ocells qui vol venir
avui a trenc de dia
a veure el gran Senyor
amb sa gran resplendor
a dins d’una establia ?

Ve cantant el puput :
Eixa nit ha vingut
el Rei de més grandesa !
La tórtora i el colom
admiren a tothom
cantant sense tristesa.

Picots i borroners
volen entre els fruiters
cantant llurs alegries ;
la guatlla i el cucut
de molt lluny han vingut
per contemplar el Messies.

Cantava la perdiu
Me’n vaig a fer lo niu
dins d’aquella establia,
per a veure l’Infant
com està tremolant
en braços de Maria.

La garsa, griva o gaig
diuen : Ara ve el maig !
Respon la cadernera:
Tot arbre reverdeix,
tota branca floreix
com si fos primavera.

Xiuxiueja el pinsà :
Glòria avui i demà ;
sento gran alegria
de veure el diamant
tan hermós i brillantals
 braços de Maria.

El xot i el mussol
al veure eixir el sol
confosos se retiren.
El gamarús i el duc
diuen : Mirar no puc ;
tals resplendors m’admiren !



Français

Le chant des oiseaux
Chant de Noël
En voyant se lever
La plus grande lumière
Dans la plus douce des nuits
Les oiseaux chantent
Ils vont le fêter
avec leur voix délicate.

L'aigle impérial
S'envole haut dans le ciel
Chante mélodieusement
En disant « Jésus est né
Pour nous libérer du péché
et nous donner la joie ».

Le moineau lui répond :
« Aujourd'hui, nuit de Noël,
est une nuit de grand bonheur ».
Le verdier et le tarin
disent en chantant aussi :
« Quelle joie je sens ».

La linotte chante :
« Oh, qu'est-ce qu'il est joli
l'enfant de Marie ! »
Et la grive lui répond :
« La mort est vaincue,
Maintenant commence ma vie ».

Le rossignol poursuit :
« Il est plus joli que le soleil
plus brillant qu'une étoile ! »
Le rougequeue et le tarier
fêtent l'enfant
et sa Mère vierge.

Le roitelet chante
Pour la gloire du Seigneur,
Gonflant avec fantaisie.
Le canari continue :
« Leur musique semble
Une grande mélodie céleste ».

Maintenant entre l'alouette
En disant : « Oiseaux, venez
fêter l'aurore ! »
Et le merle, en sifflant
allait fêter
la plus grande dame.

La mésange dit :
« Ce n'est ni l'hiver, ni l'été
mais c'est le printemps : 
puisqu'une fleur est née
qui embaume partout
et emplit la terre entière ».

Le francolin noir chantait :
« Oiseaux, qui veut venir
aujourd'hui au lever du jour
pour voir le grand Seigneur
et sa grande splendeur
dans une étable ? »

La huppe vient en chantant :
« Cette nuit est venu
le Roi le plus grand
La tourterelle et la colombe
éblouissent tout le monde
en chantant sans tristesse. »

Les pics verts et les bouvreuils
volent dans les vergers
en chantant leur joie
la caille et le coucous
ont venus de très loin
pour contempler le Messie.

La perdrix chantait :
« Je m'en vais faire le nid
dans cette étable
pour voir l'Enfant
comme il tremble
dans les bras de Marie. »

La pie, la grive et le geai
disent : Maintenant arrive Mai !
Le chardonneret répond :
« Tous les arbres reverdissent
toutes les branches fleurissent
comme si nous étions au printemps ».

Le pinson sifflote :
« Gloire aujourd'hui et demain
Je sens une grande joie
de voir le diamant
si joli et brillant
dans les bras de Marie ».

Le hibou et la chouette
en voyant se lever le soleil
confus se retirent
la hulotte et le grand-duc
disent « je ne peux pas regarder ;
de telles splendeurs m'éblouissent ».




Programme du Nadalet 2022


Samedi 17 décembre à 16 heures

El cant dels ocells (8 fois)
Crist entre nosaltres

Dimanche 18 décembre à 16 heures

El cant dels ocells (7 fois)
Estant a la cambra
L'arbre de Nadal

Lundi 19 décembre à 16 heures

El cant dels ocells (6 fois)
Glòria a Déu
Els àngels de la Glòria
Oh nit d’encís

Mardi 20 décembre à 16 heures

El cant dels ocells (5 fois)
Sant Josep i la Mare de Déu
La Mare de Déu
D'on veniu, pastora
Cançó de bressol

Mercredi 21 décembre à 16 heures

El cant dels ocells (4 fois)
Adorem el redemptor
Fum, Fum, Fum
Les dotze van tocant
Allà en un pessebre
Allà dalt de la muntanya

Jeudi 22 décembre à 16 heures

El cant dels ocells (3 fois)
Nit de vetlla
El quatre de desembre
El petit vailet
M'agrada el Nadal
Cobles a la nativitat del fill de Maria
La nit de Nadal

Vendredi 23 décembre à 16 heures

El cant dels ocells (2 fois)
Ara, al bon punt
Els fadrins de Sant Boi
El poble que avança
Cap a Betlem van dos minyons
Adeste fideles.
Els tres Reis
Aclarida, beneïda

Samedi 24 décembre à 12 heures

El cant dels ocells (1 fois)
Tircis, que vol dir
Sant Josep fa festa
Sant Josep fa bugada
Salten i ballen
Pastorells, pastorelles
Pastorets, alerta
El desembre congelat
D'on veniu, pastora

Samedi 24 décembre à 16 heures

Les mêmes, dans l’autre sens




Remerciements 

Elizabeth Vitutitulaire du carillon de la cathédrale de Perpignan, nous a communiqué la partition de plusieurs de ces Noëls.

Reinald Dedies, diacre de la même église, nous en a envoyé neuf roussillonnais, accompagnés des harmonisations qu’il a réalisées pour la chorale qu’il dirige.
À noter que tous deux connaissent Forcalquier, le second depuis fort longtemps.

Les autres partitions ont été prises sur le Net, notamment dans le richissime blog                      Goigs i devocions populars de Josep Maria Viñolas Esteva, prêtre de Girona.


La couverture de notre Nadalet
Pour illustrer ces Noëls catalans, elle montre un détail d’un panneau latéral de l’autel de l’église de Sant-Andreu de Sagàs (XIe siècle), dans le Berguedà (province de Barcelone).





Le devant de cet autel est conservé au Musée épiscopal de Vic, dans la même provinve, et les côtés au Musée diocésain de Solsona (province de Lleida).
On date cet ensemble, peint à la détrempe sur bois de cerisier, du second quart du XIIe siècle, l’attribuant à un atelier de la Seu d’Urgell. Outre son intérêt esthétique, il nous rappelle le mariage de la première comtesse de Forcalquier avec un comte d’Urgell...

Autre site à consulter :Carillons en Pays d'Oc